Multipropriété dans le football : un avenir controversé
- Raphaël Pazuelo
- 3 juil. 2023
- 7 min de lecture
Le jeudi 23 juin, le consortium BlueCo, composé d'investisseurs tels que Todd Boehly et Mark Walter, qui ont déjà acquis Chelsea en 2022, a officiellement annoncé l'acquisition du Racing Club de Strasbourg. Cette opération porte donc à huit le nombre de clubs de Ligue 1 appartenant à des multipropriétaires. Cela s'inscrit dans une tendance de plus en plus observée et critiquée ces dernières années : la multipropriété dans le domaine du football. Des groupes tels que City Group (propriétaire de Manchester City, Palerme FC et ESTAC), Redbird (propriétaire de l'AC Milan et du Toulouse FC) ou encore Red Bull (propriétaire du RB Leipzig, du RB Salzbourg et du New York Red Bulls) suscitent de nombreuses interrogations. Quels sont les véritables objectifs de ces groupes d'investisseurs ? Quels sont les risques et les craintes associés à cette pratique ? Nous allons tenter de répondre à ces questions.

Pourquoi des propriétaires rachètent plusieurs clubs ?
Si les propriétaires décident d'acquérir plusieurs clubs, c'est parce qu'ils ont différentes motivations et objectifs qui peuvent varier en fonction de leur stratégie et de leurs intérêts.
Des avantages sportifs considérables
Un avantage majeur de la multipropriété dans le football est la possibilité d'optimiser les opérations et de favoriser le développement des joueurs à travers la centralisation des ressources. Par exemple, Red Bull, propriétaire du RB Leipzig, du RB Salzbourg et du New York Red Bulls, a mis en place une véritable identité commune à tous les clubs. Cette identité se reflète notamment dans une philosophie de jeu partagée, axée sur la rapidité des transitions, l'intensité des mouvements, la verticalité, l'attaque, la contre-attaque, le contre-pressing et la récupération haute de la balle.
Cela permet aux clubs de partager des connaissances, des pratiques exemplaires et des informations clés sur l'échange de joueurs, la détection de talents et les méthodes d'entraînement. Ils peuvent également faciliter les échanges de joueurs entre les différents clubs du groupe, favorisant ainsi leur développement progressif. Par exemple, le joueur Dominik Szoboszlai a suivi un chemin évolutif au sein des clubs Red Bull, passant du FC Liefering au RB Salzbourg avant d'être transféré au RB Leipzig, augmentant ainsi sa valeur marchande au fil des étapes.
De plus, la possession de clubs dans des régions ou des pays réputés pour leur formation de jeunes joueurs peut permettre de développer et de valoriser ces talents à travers les différents clubs du groupe. Chelsea, par exemple, possède un effectif de 33 joueurs et pourrait tirer parti de l'acquisition du Racing Club de Strasbourg en termes de développement des jeunes joueurs ou de diversification des talents, la Ligue 1 étant connue pour être la "Ligue des talents".
Une diversification des activités et diminution du risque de chute
Pour certains propriétaires, la multipropriété leur offre l'opportunité de diversifier leurs activités et leurs investissements dans le domaine du football. En possédant plusieurs clubs, ils répartissent les risques associés à la compétition sportive et aux fluctuations économiques. Par exemple, l'acquisition du Racing Club de Strasbourg par BlueCo, le consortium qui détient également Chelsea, peut être considérée comme une stratégie de diversification des risques. Cette opération peut être considérée comme une illustration de la multipropriété dans le football. En possédant ces deux clubs, BlueCo répartit les risques liés à la performance sportive et économique entre deux entités distinctes. Ainsi, si l'un des clubs connaît des difficultés sportives ou financières, l'autre peut compenser ces pertes, minimisant ainsi les conséquences négatives pour le consortium.

Todd Boehly
Cette stratégie de multipropriété permet également aux investisseurs de profiter des avantages de différents marchés et compétitions. Par exemple, en possédant un club en Angleterre (Chelsea) et un club en France (Strasbourg), BlueCo peut bénéficier des retombées économiques et médiatiques de la Premier League et de la Ligue 1, deux des principales compétitions de football en Europe. Cela offre aussi des opportunités commerciales plus diversifiées, telles que les droits de diffusion, les ventes de maillots et autres produits dérivés, qui peuvent varier selon les marchés nationaux.
Une logique financière
À l'instar du style de jeu, les clubs appartenant à un même propriétaire peuvent avoir une identité visuelle, ce qui renforce leur cohérence et leur reconnaissance auprès des supporters et des partenaires commerciaux. Par exemple, les clubs peuvent partager un même logo, des couleurs similaires ou des éléments de branding communs. Encore une fois, RedBull est l’exemple parfait.

Cela se retrouve également dans les maillots, notamment en 2017 où les clubs de Leipzig et Salzbourg avaient exactement les mêmes maillots.

L'identité visuelle partagée peut ainsi renforcer la notoriété de chaque club individuellement et créer des opportunités de marketing conjoint, de partenariats commerciaux et de génération de revenus supplémentaires.
Cette approche de multipropriété permet également de favoriser la formation des jeunes joueurs. Les propriétaires peuvent détecter et investir dans de jeunes talents, puis les faire jouer, même au sein de clubs de moindre envergure. Cela offre aux jeunes joueurs l'opportunité de développer leurs compétences et leur expérience, tout en leur offrant des perspectives au sein de clubs de plus grande renommée. Cette logique industrielle permet de réduire les risques financiers associés à l'investissement dans de jeunes joueurs prometteurs. L’exemple de RedBull est encore une fois parlant.

Ici, nous pouvons voir trois joueurs récemment prêtés par Salzbourg au Liefering FC, autre club basé à Salzbourg et appartenant à RedBull. Ces prêts visent à entretenir leurs jeunes pépites et à les faire progresser à plus bas niveau.
Quels sont les risques de la multipropriété ?
Néanmoins, il convient de noter que malgré les avantages potentiels de la multipropriété dans le football, cette pratique soulève également des préoccupations et des risques.
Un blocage de la libre circulation des joueurs
La multipropriété peut limiter la libre circulation des joueurs en les obligeant à évoluer uniquement au sein des clubs d'une même famille ou d'un même groupe. Cela peut restreindre les opportunités de carrière des joueurs, leur liberté de choix et leur capacité à rejoindre d'autres clubs pour progresser ou relever de nouveaux défis. La multipropriété peut donc entraîner une limitation des possibilités de mobilité des joueurs.
Un biais dans les équilibres du marché
La multipropriété peut biaiser les équilibres du marché en permettant des ententes entre les parties, notamment entre les acheteurs et les vendeurs. Les groupes de clubs peuvent profiter de leur position pour favoriser des transferts internes et des échanges de joueurs qui ne reflètent pas nécessairement la valeur réelle des joueurs sur le marché. Cela peut entraîner des distorsions dans le système de transferts et dans la fixation des prix.
Si nous reprenons l'exemple de Red Bull, le groupe profite en effet de ses multiples clubs pour faciliter les transferts de joueurs entre eux. Évidemment, il s'agit d'un avantage pour la famille de clubs. Néanmoins, cela peut fausser complètement l'équilibre compétitif entre les clubs, surtout si cette pratique venait à se généraliser.
L'insatisfaction des supporters
Certains supporters peuvent préférer que les propriétaires investissent davantage dans un seul club plutôt que de se disperser sur plusieurs clubs. Ils peuvent craindre que l'attention et les ressources soient diluées, ce qui pourrait affecter la performance et les résultats sportifs d'un club spécifique. Cette insatisfaction peut se traduire par une désaffection des supporters et une perte d'engagement envers les clubs concernés.

Ayant vu leur club être récemment racheté, la fédération des supporters strasbourgeois sont méfiant quant à l’avenir du club :
« C'est vrai qu'on est méfiant parce que ce type d'investissements étrangers s'est déjà fait dans le championnat de France et ça ne finit pas toujours bien. On a aussi toujours en mémoire la venue à Strasbourg d'un autre investisseur américain, MacCormack, à la fin des années 1990 et ça a été catastrophique »
Ils souhaitent conserver une "stabilité financière et structurelle, [un] projet sportif ambitieux, mais raisonnable (...), [une] identité forte et indépendante (...), [une] ambiance populaire et conviviale"
Une altération de la concurrence, de l'équité et de l'équilibre compétitif
Enfin, lorsque des groupes financiers, des institutions ou des fonds d'investissement possèdent plusieurs clubs, il existe un risque d'altération de la concurrence et de l'équilibre compétitif. C’est donc pour cela qu’aujourd’hui, deux clubs appartenant à la même famille ne puvent concourir dans une même compétition. Le président de l'UEFA, Aleksander Ceferin, a pointé d’ailleurs lui-même pointé le problème :
« C’est vrai que si vous êtes le propriétaire de deux clubs qui jouent dans la même compétition, vous pouvez dire à l’un des deux de perdre parce que vous voulez que l’autre gagne. »
Néanmoins, la règle a été transgressé par l’UEFA elle-même concernant la situation du RB Leipzig et du RB Salzbourg, tous les deux autorisés à jouer la Ligue des Champions.

Aleksander Ceferin, président de l'UEFA
Une réglementation européenne vouée à évoluer
Malgré la règle précédemment évoquée, l’UEFA se retrouve de plus en plus confronté au même genre de problèmes. Dernier en date : la situation du Toulouse FC – vainqueur de la Coupe de France et donc qualifié en Ligue Europa - et du Milan AC – qualifié en Ligue des Champions et donc potentiellement reversé en Ligue Europa –, tous deux appartenant au groupe RedBird Capital Partners. Le 29 juin dernier, l'UEFA a repoussé d'une semaine la décision d'autoriser ou non le TFC à disputer la Ligue Europa la saison prochaine. Afin de mettre fin à tous ces problèmes qui vont devenir de plus en plus récurrents, le président de l’UEFA réfléchirait ainsi à une modification du règlement :
« Nous devons parler de ces réglementations et voir ce qu’il faut faire à ce sujet. Il y a de plus en plus d’intérêt pour cette multipropriété. Nous ne devrions pas simplement dire non aux investissements pour la propriété de plusieurs clubs, mais voir quel type de règles nous fixons dans ce cas, car les règlements doivent être stricts. »
Ainsi, la multiplication de la propriété de clubs de football pose des questions sur les motivations des investisseurs et les risques associés. Si cela permet d'optimiser les opérations et de favoriser le développement des joueurs, cela peut aussi restreindre la liberté des joueurs, fausser les équilibres du marché, mécontenter les supporters et altérer la concurrence. Trouver le juste équilibre entre les avantages et les préoccupations reste un défi important pour l'avenir du football.
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